Un raisonnement cohérent
Si l’on désire évaluer une démonstration mathématique, il est entendu que la moindre faille dans le raisonnement entraînera l’invalidation de la démonstration dans son état (dans certains cas, on pourra la rendre acceptable en la modifiant plus ou moins ou en y ajoutant certains cas, mais parfois elle devra simplement être abandonnée comme cul-de-sac). Notons aussi qu’en général, ceux qui s’y connaissent en mathématiques s’entendront tout à fait sur la nature inexacte d’un raisonnement : la faille sera la même pour tous. On parlera donc, pour une bonne démonstration mathématique, en mettant l’emphase sur l’absence complète de faille, d’un...
raisonnement sans faille.
Les mathématiques sont un peu un cas limite de rectitude de raisonnement. Un raisonnement se penchant sur d’autres sujets pourra s’approcher plus ou moins de cet idéal, selon que les évidences sont plus ou moins convaincantes ou absolues.
Dans un domaine d’investigation plus difficile, par exemple la re-création en linguistique de la langue indo-européenne, on pourra accepter quelques zones grises et présomptions, car la tâche est immense et la connaissance de plusieurs éléments égarée dans l’abîme des temps préhistoriques. Certaines reconstructions peuvent se montrer plus cohérentes que d’autres et l’on pourra admirer le nombre d’écueils évités lors du processus. Il me semblerait possible alors de spécifier, pour un tel cas, que la reconstruction est bâtie sur un...
raisonnement sans failles,
...car on attend naturellement de ce genre de spéculation qu’elle se fonde sur davantage d’axiomes, sur un certain nombre d’hypothèses incertaines, possiblement non-vérifiables, et sur certains choix qui peuvent être éclairés sans être forcément strictement objectifs. Tout ceci imposera une certaine fracturation intrinsèque à la construction finale, même si tous les raisonnements subséquents s’avéraient cohérents.
Une ferme volonté
Ce ne sont pas ces dons-là, pourtant, ni l’ambition même la plus ardente, servie par une volonté sans failles, qui font franchir ces « cercles invisibles et impérieux » qui enferment notre Univers.
Ainsi qu’une construction logique difficile et comportant des zones d’ombre voit se multiplier les conclusions possibles et poindre l’impossibilité d’obtenir le fin mot d’un problème, la volonté voit son action se déployer sur un réel d’une extrême complexité et elle s’exprimera de différentes manières selon les circonstances ou les individus, même lorsqu’elle sera d’une exemplaire fermeté.
Par exemple, une volonté sans compromis pourrait aussi bien choisir un retrait temporaire stratégique (que d’aucuns décriront comme lâcheté) qu’une attaque perdue d’avance (l’inconscience pourrait aussi expliquer ce genre de choix) ou une trève (ce n’est pas forcément baisser les bras, mais les opposants ne manqueraient sûrement pas de l’indiquer).
Je crois qu’une ferme volonté n’est jamais exempte d’erreurs, et que toute volonté, aussi monolithique soit-elle, doit parfois lutter contre le doute. Dire d’elle qu’elle est...
sans failles
...revient à dire qu’elle est particulièrement solide et stable, et d’une remarquable assurance dans l’adversité.
Similairement, on pourrait (devrait ?) utiliser le pluriel pour une route sans cahots, parce que quelques rares cahots ne suffiront habituellement pas à justifier de lui retirer son statut de route particulièrement agréable à parcourir en véhicule.
Selon la nuance recherchée, un auteur pourra privilégier le singulier ou le pluriel. Cependant, tous les auteurs ne tiennent pas forcément compte de ce genre de subtilité, et leurs choix peuvent sûrement refléter un autre type d’analyse ou de méthodologie que celui présenté ci-dessus, dont entre autres le recours à la très honorable ressource linguistique du Trésor de la langue française à faille², substantif féminin, où seul le singulier est présenté.
Si l’on se penche sur d’autres mots introduits par « sans » et exprimant le degré zéro de la quantité, cependant, on s’attendrait au final qu’il y ait une certaine gradation allant du singulier au pluriel¹. Par exemple :
Le singulier est (ou peu s’en faut) la seule solution possible :
Le pluriel est de mise :
Un cas particulier, fonction du style de société envisagé :
Un couple sans enfants (dans une société où la fertilité est grande, encouragée, glorifiée);
Un couple sans enfant (attendu dans une ville de Chine, où un couple ne peut légalement avoir qu’un seul enfant, on pourra aussi l’utiliser dans la plupart des sociétés occidentales contemporaines, où la natalité est en forte baisse et où le nombre d’enfants uniques a beaucoup augmenté depuis quelques générations).
Quelques autres cas particuliers proposés en commentaires par jlliagre :
- Il y voit sans lunettes → les monocles n’étant plus vraiment à la mode aujourd’hui, l’outil que l’on porte pour corriger la vision est à peu près exclusivement désigné au pluriel : des lunettes. Au singulier, ça désigne différents autres objets.
- Une chemise sans manches → les chemises, chandails, blouses, manteaux et autres vêtements de forme similaire que l’on dépose sur les épaules viennent habituellement avec une paire de manches, ou avec simplement des bretelles et aucune manche. Les versions exotiques à une seule manche sont une exception rare. Puisque la présence impliquerait une paire, il semble logique de marquer l’absence au pluriel.
Dans la lignée des lunettes qui ne sont que plurielles, on trouve aussi un exemple signé Émile Zola, qui se permet de surcroît le luxe de mettre aucunes au pluriel, dans Le Docteur Pascal, paru en 1893 :
Qu’allaient-ils devenir, sans ressources aucunes?
J’en profite pour recommender la question Comment utiliser correctement le pluriel de “aucun”? pour d’autres avis et exemples.
¹ On pourra citer à ce sujet Le bon usage, qui indique :
Pour certains usagers, la négation est incompatible avec la notion de pluriel. En réalité, le nom peut être au singulier ou au pluriel, selon qu’il serait au singulier ou au pluriel dans la construction positive correspondante.
Suivent de nombreux exemples de grands auteurs, dont :
- Le navire roulait sous un ciel sans nuages. —Un voyage à Cythère, Charles Baudelaire
- Faute de galères, nous manquons d’épices —Salammbô, Gustave Flaubert