Le texte
[...] - "Une supposition de lettre est atroce, s'écria le chevalier. Aimez-vous votre neveu avec une affection assez vive pour que la fin puisse justifier le moyen?" [...]
Enfin après quinze jours de patience, le commandeur eut l'idée de composer une lettre d'Armance à Méry de Tersan, son amie intime. [...]
Le chevalier [...] enfin obtint un modèle de lettre point assez emphatique et allemand, mais enfin à peu près raisonnable. Le modèle de lettre arrêté après une discussion si orageuse, fut présenté par le commandeur à son calqueur d'autographes qui, croyant qu'il ne s'agissait que de propos galants, n'opposa que la difficulté nécessaire pour se faire bien payer, et imita à s'y tromper l'écriture de Mlle de Zohiloff. Armance était supposée écrire à son amie Méry de Tersan une longue lettre sur son prochain mariage avec Octave. ⇐
[...] En arrivant à Andilly il sauta de son cheval, courut au jardin et en cachant sa lettre sous quelques feuilles dans le coin de la caisse d'oranger, il en trouva une d'Armance.
[ Henri Beyle (Stendhal), Armance, Quelques scènes d'un salon de Paris en 1827, Chapitre XXIX, Paris, 1827 ]
En premier lieu le chevalier s'objecte à l'idée du commandeur de concevoir une fausse lettre. Le commandeur détermine en quoi cette lettre consistera; une lettre entre Armance et son amie Méry. Le commandeur fait rédiger la fausse lettre par son calqueur. À ce moment on sait quel moyen (une fausse lettre) va utiliser le commandeur pour ruiner le mariage de son neveu avec Armance; on sait de qui et pour qui la fausse lettre provient/est destinée. On dit qu'Armance était censée/supposée écrire une lettre à son amie. Mais Armance ne devait pas envoyer quoi que ce soit à ce que je sache (je n'ai pas lu l’œuvre), même si on peut imaginer que des amies s'écrivent généralement; c'est le commandeur qui est entièrement responsable de l'imposture. D'autre part, il n'y a plus de doute non plus sur le fait qu'Armance envoie une lettre à son amie maintenant, suite à cette mise en scène. Pourtant, on a le verbe employé à la voix passive avec Armance comme sujet et il y a accord. Est-ce bien le sens usuel et contemporain de supposer que Stendhal utilise ici quand il dit d'Armance qu'elle était supposée écrire une lettre à son amie, alors que le contexte ne semble pas l'autoriser, à mon avis ?
Voici un extrait pertinent du TLFi, à supposer (voir aussi l'adjectif supposé, par ex. testament supposé, fabriqué dans un but frauduleux etc.) :
A. − Empl. trans.
[...] 3. Poser comme vrai quelque chose de faux, avec intention de tromper.
a) Vieilli. Produire, alléguer pour vrai quelque chose de faux; prétendre.
Je suis arrivée un peu avant l'heure du dîner à Loewenstein; on a été surpris de me voir; mais j'ai supposé une affaire qui avait avancé un voyage que je devais faire (Sénac de Meilhan, Émigré, 1797, p. 1651). Deux mois après le mariage, j'irai voyager avec mon mari, et il nous sera facile de supposer que mon fils est né à une époque convenable (Stendhal, Rouge et Noir, 1830, p. 437).
− Supposer qqc. à qqn. Attribuer faussement quelque chose à quelqu'un. (Dict. xixe et xxe s.).
b) Substituer quelque chose à autre chose; mettre une chose à la place d'une autre en la donnant pour authentique. [...]
Il ne soupçonnait point les Barricini de meurtre (...) mais il les accusait d'avoir supposé la lettre du bandit Agostini; et cette lettre (...) avait causé la mort de son père (Mérimée, Colomba, 1840, p. 82).
− Supposer un enfant. ,, Vouloir le faire passer, le faire reconnaître pour fils ou fille de ceux dont il n'est pas né`` (Ac. 1798-1935). On supposa un enfant pour frustrer les héritiers collatéraux (Ac.1798-1935). [...]
B. − Empl. pronom.
1. passif. Être supposé. La culpabilité ne se suppose pas, elle se prouve. En fait, l'inégalité des facultés existe; en droit, elle n'est point admise, elle ne compte pour rien, elle ne se suppose pas (Proudhon, Propriété, 1840, p. 278). [...]
Avec l'emploi pronominal dans Proudhon, au passif, on ne traite pas du faux mais plutôt d'un concept proche de l'allégation, certainement quelque chose qui n'est aucunement étayé. Si on reprend la citation de Stendhal à la voix active avec le sujet réel (ceux qui conspirent, au premier chef le commandeur), en agençant les compléments selon la tournure supposer qqc. à qqn., tel que présenté au sens A.3.a, on obtient :
On avait supposé à Armance (d')écrire à son amie Méry de Tersan une longue lettre sur son prochain mariage avec Octave.
Est-ce que Stendhal a réussi à camoufler ceci dans cela.
Questions (sur l'extrait d'Armance de Stendhal marqué avec ⇐)
- S'agit-il bien du sens A.3 a supposer qqc. à qqn. dont il est question (sinon comment réconcilie-t-on le sens usuel avec le contexte du chapitre) ? Comment Armance peut-elle être le sujet ici alors qu'elle n'est aucunement impliquée dans l'action (un mot sur la grammaire1) ?
1. Dans Le bon usage (Grevisse et Goosse, ed. Duculot) on note au §905 que quand supposer signifie impliquer, il emprunte sa construction (avec de; supposer étant généralement un verbe qui n'utilise pas la préposition avant l'infinitif). Au §902 6°, on aborde directement la citation de Stendhal. On se questionne sur la réalité du sujet. On dit que selon les propos de Sandfeld, ça correspond à une construction active avec une proposition infinitive comme complément direct, sauf dans le cas de être censé, figé au passif. Puis on note que l'on fait l'accord avec le pronom personnel renvoyant au sujet apparent. Au §772 f), on aborde les verbes au passif suivi d'un infinitif; on a une catégorie pour les verbes d'opinion souvent employés au passif avec un attribut, mais qui peuvent aussi prendre l'infinitif, dont supposer (« Dans cette théorie, la vitesse est supposée constante, être constante », Grand dictionnaire encyclopédique Larousse); mais c'est dans le même sens que l'exemple de Proudhon; et non pas dans le sens de la supercherie. Une sous-question est peut-être depuis quand en France on utiliserait « être supposé » pour dire « être censé » dans le sens de « devoir en principe ». Si on supposait que c'est ce sens là (être supposé = être censé = devoir) qui est utilisé dans la citation, on dit alors que l'influence de l'anglais sur l'emploi est déjà réalisé en 1827. Le DHLF/Rey note mais n'établit pas la date à partir de laquelle l'influence de l'anglais se fait sentir dans l'emploi passif de supposer pour signifier être censé.