Pour référence
L’original anglais :
I, singularly moved
To love the lovely that are not beloved,
Of all the Seasons, most
Love Winter, and to trace
The sense of the Trophonian pallor on her face.
La traduction de Claudel :
Je, singulièrement animé
à chérir ce qui, aimable, n’est pas aimé,
entre toutes saisons le plus
aime l’hiver, et poursuivre
ce sens de la pâleur Trophonienne sur sa face.
Le choix de traduction : sourcier et/ou archaïsant ?
Claudel a décidé de transférer en français le pronom isolé qui débute le poème, construction envisageable et correcte (quoique rare) en anglais, mais se rattachant clairement à une version plus ancienne du français. Compte tenu de l’original, et si l’on désire une traduction à tendance sourcière, comme c’est peut-être le cas ici, on peut certes accorder cette fantaisie au traducteur. Mais le monde littéraire semble avoir frémi à ce Je. Est-ce parce que la tournure est vraiment par trop vieillie, peut-être devenue incompréhensible, ou simplement perçue comme de la plus haute inélégance ?
Le tour est vieilli, cela au moins n’est pas controversé, et il l’était déjà au XIXe siècle, avant l’époque de Claudel. Le fait qu’il cite « Je qui chantai jadis Typhon » de Scarron, un écrivain de la première moitié du XVIIe, n’aide pas vraiment à convaincre que cette structure grammaticale soit simplement rare plutôt qu’entièrement disparue. Quant au « Je, sousigné » des administations (ainsi que les « Je Montée de lait jure solennellement que » des serments devant la justice), c’est du jargon légal, qui a une indéniable valeur, mais qui vise principalement non à la beauté ou à l’élégance, mais à couper court à toute ambiguïté ou volonté d’interprétation.
Il y a aussi eu, quelques siècles avant Scarron, un certain poète dont nous ouïmes dire qu’il eut une influence non-négligeable sur des écrivains de différentes époques, dont Rabelais au XVIe siècle et les romantiques au XIXe, pour en mentionner quelques-uns du temps d’avant Claudel. Ce poète produisit un « Je, François Villon escollier » au deuxième vers de son Lais. Il n’y avait pas que Scarron que l’on pouvait citer, et bien que la langue de Villon soit un peu datée, elle demeure somme toute pas si éloignée du français moderne. Aujourd’hui, maintenant que l’écrivain Jean Teule a produit un roman historique intitulé Je, François Villon, superbement adapté en bande dessinée par Luigi Critone, il semble que cet exemple serait probablement plus parlant que celui de Scarron, et la relative visibilité du roman a peut-être rendu la tournure plus facile d’approche qu’au temps de Claudel. Mais c’est spéculatif.
Était-ce vraiment incompréhensible, cependant ? C’est très douteux. Si la position qu’occupe je dans la traduction de Claudel est loin d’être habituelle, le mot lui-même est encore très vivant en français, et le restera longtemps après notre disparition à tous ici.
Était-elle inélégante ? C’est une question d’opinion difficile à trancher. Je, si j’ose commencer (et terminer...) mon enquête par moi-même, l’aime plutôt. Mais je, conscient de la particularité des opinions individuelles, me garderai de conclure que mon appréciation des phrasés exotiques est partagée par le plus grand nombre. Et j’admettrais que l’on ait pu juger que la tournure allait à l’encontre d’une certaine idée générale de ce que peut ou doit être le style français.
Par contre, être prêt à admettre ne veut pas dire être convaincu qu’il s’agit là du fond du problème. Je me permets donc d’étudier quelques autres pistes de réflexion.
Quant à une traduction archaïsante, je laisse l’hypothèse de côté. Patmore était un homme du XIXe siècle et il n’était nul besoin de vieillir artificiellement son texte. Les reliques d’autres époques pouvaient être mises à profit, ce Je suspendu le démontre suffisamment, mais seulement si elles permettaient de rendre le texte plus fidèlement.
Voyons donc ce que Claudel aurait pu, en traducteur sourcier, inclure dans sa traduction.
Des majuscules
Jean de La Fontaine, au XVIIe siècle, publiait plusieurs recueils de fables qui allaient tous connaître un fabuleux retentissement. On y lit dans son premier recueil (édition de 1688) :
La Cigale & la Fourmy
La Cigale ayant chanté
Tout l’Esté,
Se trouva for dépourveuë
Quand la Bize fut venuë.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez la Fourmy sa voisine,
La priant de luy préter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.
On prêtera ici attention au fait que les acteurs principaux, la Cigale et la Fourmi, mais aussi des êtres aussi abstraits que l’Été ou la Bise, reçoivent une majuscule. La Fontaine s’est pourtant bien gardé de donner cette majuscule à la mouche ou au vermisseau, simples fournisseurs de potentiels petits morceaux de nourriture. Il y a là une certaine logique, que le français moderne ne se soucie pas toujours de contempler ou apprécier (voir par exemple ceci, où ni la bise, ni l'été ne sont considérés comme dignes d’une entorse à la grammaire moderne habituelle).
Patmore, dans son poème, accorde le privilège de la majuscule aux Saisons en tant que groupe, à l’Hiver nommé(e) en particulier dès le quatrième vers, ainsi qu’aux autres saisons nommées plus loin et à quelques autres entités (le rouge-gorge et le temps des amours). Claudel s’est à peu près gardé d’inclure ces particularités dans sa traduction, ne conservant curieusement de toutes celles mentionnée que celle de la première instance de Printemps, et la délaissant même pour sa seconde apparition.
Un changement de genre
On trouve ici et là des sources qui indiquent que Rimbaud aurait utilisé « cet atmosphère personnel » dans Soir historique, par exemple ici en page 4, ou ici dans une édition bilingue, tournure que l’on ne retrouve cependant pas dans l’édition de 1886 des Illuminations.
La poésie peut, dans une certaine mesure et avec modération, se permettre ce genre de licence.
Et le fait est que l’Hiver est féminine dans l’original anglais, langue pourtant parcimonieuse dans ses attributions de genre.
Cette féminité avait-elle une valeur, offrait-elle une image au lecteur anglais que la masculinité du terme français, non explicitée mais vraisemblablement ressentie par défaut par le lectorat francophone, annulerait ?
Je pencherais pour la positive, surtout que ce silence sur le genre de l’Hiver s’ajoute au fait que cette dernière ne fût pas même personnifiée en français (h minuscule).
Répétition de love au second vers
On a noté en commentaire sous la question que chérir n’est pas to love. C’est un point de vue défendable. Mais que faire de ce trio love / lovely / beloved du second vers de l’original ? Le goût français ne prise pas outre mesure la répétition. Claudel n’a pas désiré ou pas osé lui imposer un semblable groupe dans sa traduction. Aurait-il dû ou pu être plus audacieux ? Il est vrai que aimer / aimable / aimé n’aurait pas tout à fait rendu justice au vers de Patmore.
Puisque nous avons not beloved en anglais, Claudel aurait pu se rabattre sur un non-conventionnel (à cette époque du moins) mal-aimé, utilisé quelques années auparavant par Apollinaire dans sa Chanson du mal-aimé (publié au Mercure de France, cependant... peut-être qu’une malsaine compétition existait alors entre ce dernier et la NRF ?). C’est une option parmi d’autres. Mais le rôle du traducteur, tel que je le perçois du moins, se doit d’inclure ce genre de recherches sur la langue, afin de servir au mieux l’auteur traduit.
En conclusion
À la lumière de ce qui précède, on peut légitimement se demander si la traduction avait des ambitions sourcières si marquées.
Et en vertu de ce constat, on pourra à juste titre affirmer que ce Je suspendu en faisait trop ou trop peu. Trop car le reste de la traduction reste dans les balises naturelles du français du XXe siècle (et un simple Moi eût assez convenablement rempli la fonction du I anglais), ou trop peu quand on constate toutes les autres subtilités du poème original délaissées dans la traduction.
Une opinion de Claudel sur le style d’un poète
À propos d’une autre critique, dirigée contre l’Otage auquel on reprochait une syntaxe barbare et un sujet absurde, Claudel commenta :
Pense-t-il vraiment qu’il me faut imiter les vers de Molière, de Ronsard, de Voltaire ou d’Alfred de Musset, qui sont pour moi la platitude même plutôt que de livrer ma propre respiration, celle de mon imagination, l’expression de mon idéal, de mon besoin absolu ? Le poète est fait pour apporter un enrichissement, des éléments nouveaux ! Il n’a pas à obéir, ni à subir, mais à créer...