J’ai choisi quelques termes parmi ceux proposés par l’Office Québécois de la langue française et ai décidé de comparer non les fréquences absolues d’emploi, mais plutôt les fréquences relatives de la nouvelle orthographe dans le temps, en fonction de la fréquence des deux orthographes. Selon la formule mathématique suivante, donc :
- accent / (traditionnel + accent)
Pour le test, j’ai choisi les termes suivants, un peu par goût personnel, un peu par popularité pressentie du terme dans l’usage habituel, un peu par curiosité pour certains termes inattendus :
- véto
- à priori
- à capella
- artéfact
- facsimilé
- kébab
- sombréro
- spéculum
Voici les résultats :

Surprenamment, la grande majorité de ces termes semblent avoir eu un sommet de popularité pour la version accentuée dans la première moitié du XXe siècle.
- artéfact, facsimilé et spéculum dans les années 1910
- kébab à divers moments entre 1900 et 1939 environ
- à capella dans les années 1920
- à priori dans les années 1940, avec un long plateau s’étendant de 1933 à 1958
Sombréro est apparemment inusité, et je l’avais ajouté par curiosité, l’orthographe rectifiée m’ayant semblé un très mauvais choix qui ne respectait pas la prononciation que j’utilise systématiquement et la seule que j’entends dans mon entourage, soit /sɔmbʁɛʁo/ some-brè-ro, et non /sɔmbʁeʁo/ some-bré-ro. Il semble que la Francophonie ait eu la même réaction que moi.
Quant à véto, il semble avoir connu son apogée plus tard, dans la fin des années 1980, et contrairement à l’hypothèse voulant que les rectifications de décembre 1990 aient été à la source d’un regain, il semble plutôt qu’elles en aient sonné le glas.

Tendances et présences de l’accent
Fasimilé et spéculum
Parmi les huit cas, on constate que seuls facsimilé et spéculum étaient majoritairement accentués en 2008.
Facsimilé a été relativement stable depuis 1900 (l’ensemble de la période considérée ici), la version accentuée dominant pour l’ensemble de la période à l’exception de quatre années (1952-53, 1964, 1974) pour lesquelles facsimile fut très faiblement plus présent.
Si l’on considère la très possible transformation du son é en un e muet à cause de sa position en finale, on pourra comprendre que l’accentuation ait été ici assez majoritairement pressentie comme utile, et que l’on ait pas attendu le sceau d’approbation de l’Académie ou d’autres institutions linguistiques socialement respectées pour l’introduire.
Spéculum, après une descente commençant en 1974 et aboutissant à une période creuse de 1988 à 1993 (36% d’accentuation malgré tout), soit étonamment les quelques années avant et après les rectifications orthographiques, a recommencé à gagner du terrain par la suite. L’accentuation était redevenue majoritaire en 2000, et a continué sur une lancée qui lui assure le sommet du classement parmi les huit termes de l’échantillon pour 2008, avec 63%.
Artéfact, kébab, à priori, à capella, véto
Dans ce groupe, seul kébab a été majoritaire en quelque moment que ce soit depuis 1900. Mais ça commence à dater : alors que de longues périodes l’indiquent dominant dans la première moitié du XXe siècle, ce ne fut plus le cas depuis 1953, et malgré un faible regain dans les années ’70, l’accent fut de plus en plus mis de côté, au point que 2008 le montre à son plus bas niveau depuis 1900, avec 5%. En dépit de ce creux, on sera peut-être surpris de le trouver encore alors au deuxième rang du groupe quant à l’accentuation.
Si on compare maintenant la présence en 2008 à celle des quelques années précédant les rectifications orthographiques, on découvre une autre curiosité : à l’exception d’artéfact et dans une moindre mesure d’à capella, tous sont moins accentués en 2008 qu’ils ne l’étaient en 1990-91, et même les deux cas en légère remontée ont dû passer par un creux dans les années ’90.
En fait, tout semble indiquer que les rectifications orthographiques de 1990, controversées et vigoureusement critiquées, avec un taux d’opposition atteignant encore 82% dans la population française selon un sondage tenu en février 2016, ces rectifications disais-je, loin de faire la promotion de l’accentuation, ont plutôt informé à plus grande échelle la population francophone que ces mots ne comportaient traditionnellement pas d’accents et qu’on acceptait désormais officiellement qu’ils en aient. Dans la foulée du rejet de la nouvelle orthographe, on en serait peut-être venu à modifier même son propre usage personnel afin de la conformer aux règles qui avaient cours avant (les bonnes règles), plutôt qu’aux nouvelles règles (les méchantes règles). C’est sûrement un peu simplificateur, mais ça explique sûrement une partie de la situation.
En effet, pour tester mon hypothèse, je me suis penché sur des changements d’accents établis par les rectifications de 1990. Si l’on songe aujourd’hui à l’orthographe évènement, elle me semble bien peu sujet à des prises de positions fortes la décriant. Elle correspond bien mieux à la prononciation du terme que le plus classique événement. La théorie du rejet en bloc pourrait être renforcée si l’on observe qu’une modification aussi mineure et naturelle que celle qui donne une pichenette vers la gauche au second accent d’événement a aussi subi une descente et demeure encore controversée en 2008. J’ai ajouté règlementaire à la recherche pour un deuxième avis. Je laisse au lectorat le soin de voir pour eux-même leur position et celle qu’il présume à la population en général, mais je mentionne que le résultat m’a surpris : quand j’ai songé à ce test, je m’attendais à ce qu’il démolisse mon hypothèse. Et ce ne fut pas le cas.

Force est d’admettre que 1991 est une année charnière sur l’ensemble de ces courbes : elle marque le début d’un déclin qui continuera pendant près d’une décennie. Et même si une graphie comme évènement semble remonter la pente, on est encore loin de la coupe aux lèvres avec le maigre trois et des poussières pourcent d’utilisation de la nouvelle accentuation, pour naturelle qu’elle puisse objectivement sembler.
Sombréro
Oui bon... Pas grand’chose à en dire.
Conclusion
Un phénomène de rejet des rectifications semble bien avoir eu lieu. À tort ou à raison (plutôt à tort selon moi, mais mon opinion importe peu), la correspondance prononciation-orthographe semble de peu d’impact par rapport au respect dû aux graphies « traditionnelles », qui ne sont d’ailleurs traditionnelles que dans une acception particulièrement peu contraignante du terme. On a qu’à visiter les éditions originales des pièces de théâtre du XVIIe siècle pour s’en convaincre. Par exemple Horace de Corneille dans une édition de 1641, où l’on peut lire des termes fort éloignés de l’orthographe traditionnelle défendue contre les réformes de 1990, tels que succés pour succès, conceués pour concevez, veux pour vœux, ie pour je ou perils pour périls.
Expliquer le rejet, par contre, est une autre paire de manches. Est-ce que les rectifications auraient eu l’effet de renforcer la connaissance et l’intérêt de l’étymologie dans le grand public ? Est-ce que ces connaissances nouvellement acquises auraient provoqué un élan de fierté poussant à exprimer son respect pour les graphies étrangères, même lorsqu’un terme a pourtant bien intérgré la langue courante ? Est-ce qu’une volonté d’authenticité et de respect, ou une autre forme moins avouable de snobisme ou de pédantisme, a conduit les gens à priser, peut-être même démesurément, les formes originales aux détriments de formes plus cohérentes dans le système orthographique français ?
Compte tenu de l’indéniable importance historique de l’étymologie dans l’établissement de l’orthographe française (les exemples sont innombrables ; on pourra penser à doigt, poids, temps ou nombril), on pourrait le croire, au moins en partie.
Les faibles performances de l’accentuation d’expressions latines en deux mots (à priori, à capella, mais aussi à posteriori/postériori), en déclin déjà depuis plus de 30 ans en 1990 et en descente aussi depuis, tendraient à renforcer l’hypothèse d’un respect de l’étymologie, tout au moins quand il s’agit de latin.

Ce n’est néanmoins qu’une partie de la réponse. Une graphie comme nénufar, proposée en 1990 parce qu’on la dit alors étymologiquement plus exacte que celle de nénuphar qui était la seule officielle depuis 1935, subit elle aussi un recul après 1994. Elle n’a, depuis 1900, que quelques fois dépassé la barre des 10% d’utilisation, et jamais depuis 1994. Un amour nouveau pour l’étymologie et la tradition ne suffit donc pas à expliquer seul le rejet des rectifications.

Le cas de facsimilé, qui a traversé la crise sans un soubresaut, nous montre peut-être un cas où l’usage s’est auto-régulé, sans qu’une quelconque prise de position officielle, fut-elle très défavorablement reçue dans son ensemble, puisse y changer quoi que ce soit. Le mouvement de fond qui voulait expliciter le son final, naturel et librement consenti par les usagers, pourrait ici s’être révélé bien plus important que la forte aversion pour les rectifications de 1990.
Pour la nouvelle jeunesse que s’offre la graphie artéfact, je serais tenté d’y voir un signe que la finale ne marque pas d’emblée le terme comme étant étranger, mais ça reste à confirmer. Des termes courants comme exact, impact, intact ou tact pourraient aider à défendre le point de vue, mais avec seulement 13 mots en langue française se terminant par ACT, ce n’est pas entièrement convaincant.
Les mots se terminant par BAB, comme kébab, sont plus clairement exotiques : baobab, kebab, nabab, rabab, rebab et toubab.
Quant à ceux se terminant en O, comme véto et sombrero, bien que très fréquents en français (plusieurs par apocope : alcoolo, clodo, dico, hélico, nitro, etc. ; certains aujourd’hui assez ressentis comme français : auto, moto ; quelques-uns de plein droit : bobo, allo), beaucoup sont très communément sentis, à juste titre d’ailleurs, comme d’origine latine (dont veto, qui nous intéresse particulièrement ici, mais aussi placebo, dont le statut fut lui aussi modifié en 1990), espagnole (gaucho, macho, pueblo, sombrero, tango) ou italienne (adagio, allegro, incognito, falsetto, libretto, etc.). Est-ce qu’une propension à conserver latin le latin aura joué contre l’accentuation de veto ? Peut-être...
Par simple curiosité à postériori, j’ai fait deux nouvelles requêtes nGrams sur placébo, l’une commençant en 1900, l’autre en 1950 pour mieux montrer le détail de la période récente.

